Q. Historique des queues de billard français européennes.

Voici une masse, appelée aussi crosse, d'une longueur de 140 cm, probablement anglaise datant d'environ 1800,


dont la tête en acajou

......

est pourvue d'une ligne de visée centrale, voir photo de gauche (*).

Ce type d'instrument très rare est le précurseur de la queue de billard actuelle. Il était déjà utilisé dans les années 1620 pour pousser une bille de billard avec sa tête, comme on peut le voir dans le tableau 'A Game of Billiards' [i], peint vers 1620-1626 par Adriaen van de Venne.

Le joueur est Frédéric-Henri de Nassau, prince d'Orange.
Louis XIV utilise une masse plus longue dans une estampe de 'Troisième appartement' [ii] de 1694 gravé par Antoine Trouvain (1656-1705).


Les dames de l'époque jouent également avec une masse dans le dessin 'Le Noble jeu de billard' (1643) [iii] d'Abraham Bosse (1602-1676).


Dans le détail ci-dessous, vous remarquerez une dame tenant en main une masse tournée sur son côté, une position permettant de l'utiliser pour faire rouler sa bille en l'accompagnant.

Notons que le manche d'une masse appelé queue était parfois aussi utilisé pour pousser une bille [1].

Le remplacement progressif d'une masse par une queue de billard dont la pointe sans procédé pouvait frapper uniquement le centre d'une bille, débuta vers 1680, était déjà fort avancé en 1700, et dura jusqu'aux environs de 1900 [1].

Des queues de billard des années 1700 et du début 1800 peuvent être vues dans:

  • 'La partie de billard' [iv], oeuvre réalisée vers 1725 par le célèbre peintre Jean-Baptiste Chardin (1699-1779), dont le père (Jean) faisait partie de la corporation des menuisiers de Paris en 1701 et était fabricant de billards [2].


  • le dessin 'Ladies and gentlemen playing billiards' de 1756 [v], par Johan Esaias Nilson (1721-1788). Remarquons que les gentilshommes utilisent déjà une queue de billard alors que les dames préfèrent encore une masse, probablement pour moins se courber et garder une allure élégante (voir par exemple le dessin 'Le Noble jeu de billard' plus haut).

  • le tableau 'Jeu de billard' [iv] peint par Louis Léopold Boilly (1761-1845) en 1807, où une femme joue avec une queue de billard.

  • une aquarelle allemande, ca.1745, montrée dans [3] p. 65. La queue y est garnie d'une plaque triangulaire permettant d'utiliser son talon comme masse.

  • des figures de queues biseautées (16-18) et de masses (19 et 20) monoblocs, de diverses tailles,



    du Recueil de planches sur les sciences et les arts de l' Encyclopédie Diderot et d'Alembert, tome VIII, France, 1771, planche IV.
    Les deux extrémités de ces instruments étaient utilisées pour jouer au billard. Les queues (17 et 18) étaient connues sous le nom de 'Geoffrey' [4]. Leur pointe, biseautée pouvait frapper une bille en dessous de son centre.

Notons que Marie-Antoinette d'Autriche (1755-1793) utilisait une masse en ivoire d'une pièce munie d'une tête en or ciselé [5] (oeuvre de Jean-Antoine Belleteste 1731-1811). Napoléon (1769-1821) jouait avec une queue de billard monobloc comme on peut le voir dans [3] p. 31 où il est représenté en compagnie de son épouse Marie-Louise d'Autriche et du Maréchal Ney. Selon Gelli [6], la queue, conçue par un ébéniste italien, était en palissandre et ornée de plusieurs incrustations en ivoire, dont des emblèmes impériaux. Celle qu'il possédait en exil à l'île Sainte-Hélène n'était pas ornée et mesurait 1,37 m [7].

A une date comprise entre 1807 et 1818, les queues de billard commencèrent à être équipées d'un procédé en cuir. Cette invention attribuée à François Mingaud

[vi]

et l'utilisation de la craie ont enfin permis aux joueurs d'appliquer de l'effet à la bille joueuse en la frappant en dehors de son centre. Les queues en deux parties apparaissent en 1829 [1].

Qui a construit les plus anciennes queues de billard français?

Au début, ce seraient des corporations fabriquant des meubles et occasionnellement quelques tables et queues de billard ([4], p. 495). En France, ces corporations étaient constituées d'artisans (ébéniste, sculpteur sur bois, doreur, dessinateur...) qui ne pouvaient exercer qu'un seul métier, comme par exemple le père de Jean-Baptiste Chardin (**). Le décret d'Allarde de 1791 supprime ces corporations et leurs règles. Dès lors un ébéniste peut par exemple ouvrir un atelier qui construit et décore des queues de billard. Des firmes dont l'activité porte uniquement sur le billard apparaissent bientôt en France: Chéreau en 1816, Hiolle en 1820 et Hénin Aîné en 1830.
Hiolle est la première à ne construire que des queues de billard.
Le Dictionnaire Technologique ou Nouveau Dictionnaire Universel de 1831 (tome 18, pp. 69-71, Librairie Thomine, Paris, France) nous apprend que déjà à cette date la firme française Hiolle

  • colle des procédés en peau de tête de veau sur une base de cuir plus rigide qui elle-même est fixée sur une virole en ivoire
  • garnit parfois d'ivoire et de peau de tête de veau le talon d'une queue, pourvue de deux abattages triangulaires opposés, afin de pouvoir aussi l'utiliser comme masse (voir Section L. 2. d)
  • fabrique des queues/cannes à vis semblables à celle montrée dans la Section J. 2.

D'autres Maisons de billard s'établissent ensuite, telles que Finck (1839), Dorfelder (ca. 1860) et Schröder & Kartzke (1884) en Allemagne, Sampaio (1880) au Portugal, Brunswick (1894) en France et Van Laere (1906) en Belgique (voir plus de firmes ). Alors commence la lente disparition des artisans.

Des queues de billard non signées des années 1800 sont montrées dans:

  • les Sections B et M. En voici six à marqueterie.

La première, sans enture, est la plus ancienne et date d'environ 1825. La marqueterie Boulle des deux dernières est très rare. Toutes les queues sont monoblocs sauf l'avant-dernière.

  • une gravure de 1837 par Charrier (voir Section D. Livres rares) où les queues sont monobloc avec triangle et procédé sans virole.


  • deux catalogues de Finck figurant dans la référence [4]. L'un d'eux en noir et blanc aux pp. 284-285, est relatif à la période de 1840 à 1880. L'autre en couleur aux pp. 94-95 est non daté. Les queues qui y sont montrées ont aussi été vendues par Schröder & Kartzke (***). Ci-dessous, certaines d'entre elles

de styles et de modèles différents.

Les premières signatures apparaissent à la fin des années 1800.

Un catalogue de la firme Barbier Fils (***) nous renseigne sur les queues de billard en vente à Paris en 1901. En voici quelques unes

sans enture (1 à 3) ou avec entures à fourche (4, 5, 8 et 9) ou à 4 pointes (6 et 7), entourées ou non de filets (placards) (****). Elles sont pourvues d'abattages, simples (2 et 3 avec écusson) ou garnis de flèches (plaques triangulaires) en nacre avec filets (4 à 9). Les queues 8 et 9 sont décorées de marqueterie bois. D'autres matériaux tels que le cuivre ou l'ivoire sont également cités ainsi que la possibilité d'ajouter des entures, une vis au milieu, un talon en caoutchouc, etc... Notons que le prix d'une queue peut ainsi varier d'un facteur de 50.

Le début des années 1900 est particulièrement riche en inventions. Des queues signées, brevetées et portant un nom,

de bas en haut, 'La ROYALE', 'La VICTORIEUSE', 'La TECHNIQUE', 'La St. MICHEL', 'L'UNIVERSELLE', 'La MONARCH', 'La GALLIA', 'La REFORM', 'La St. MARTIN', sont créées dans différents pays. Elles sont en 2 à 4 parties, souvent à poids variable, et certaines d'entre elles seront produites pendant plus de 50 ans (pour plus de détails voir Section A).

Vers 1920, les queues à marqueterie, telles que celles de la Section M, et les 'queues - masses', comme celle

décrite à la Section J. 1, cessent d'être fabriquées. A partir de cette date, les plaques triangulaires disparaissent et presque toutes les queues portent l'estampille de leurs fabricants.

La Section G rassemble plus de 230
queues fabriquées entre 1880 et 1980 par 38 firmes de 7 pays différents. Ces queues se différencient par leur forme (tronconique, 'bouteille', 'hexagonale' et 'chapelet'), nombre de parties (1 à 4) et de pointes (0 à 8), bois de construction, sculptures, incrustations et grips. En voici quelques unes:

six Hiolle

et, de haut en bas, deux Hénin Aîné, une Brunswick, deux Van Laere, une Sampaio et une Finck.

Notons qu'à l'heure actuelle la plupart des firmes ont fermé leurs portes et que Hiolle, Hénin Aîné et Van Laere sont parmi celles qui ont existé le plus longtemps.

Ci-dessous, quelques fines sculptures faites à la main, combinées avec de grandes incrustations en nacre.



Motif

D'autres matériaux encore plus rares, tels que: bronze doré, céramique, écaille de tortue et essences exotiques,

sont également présents dans les deux queues à marqueterie Boulle déjà montrées plus haut.

Et pour terminer, voici les résultats d'une étude de toutes les queues des Sections B, G et M.
D'une manière générale:

  • de 1825 à 1980, le diamètre (d) du talon d'une queue décroît progressivement de ± 36 à 31 mm et celui de l'autre extrémité de ± 17 à 10 mm. La seconde diminution est proportionnellement la plus importante (41 contre 14 %). Elle est montrée ci-dessous pour deux queues, l'une très ancienne datant de 1825 (d = 17 mm) qui n'a jamais eu de procédé (ou qui l'a perdu) et l'autre de 1980 (d = 11,5 mm), soit une diminution de 32 %.

    .....

  • à partir de la fin des années 1800, les queues en plusieurs parties voient le diamètre de leur bague passer petit à petit de 19 à 22 mm et leur centre de gravité s'éloigner du talon
  • le talon de toutes les queues est très fragile jusqu'aux environs de 1920, de même que le joint du fût des queues de plus d'une pièce. Peu d'entre-eux sont parvenus intacts jusqu'à nos jours
  • les joints en bois l'emportent de loin sur ceux en métal.
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    [1] SHAMOS Michaël, The Illustrated Encyclopedia of Billiards. Ed. Lyons & Burford, New York, Etats-Unis, 1993.
    [2] de SALVESTRE François, Les ébénistes du XVIIIIe siècle. Ed. G. Van Oest et Cie, Paris - Bruxelles, Belgique,1923, page 49.
    [3] SHAMOS Michaël, Le billard et le billard américain, Ed. Minerva, Paris - Genève,1992.
    [4
    ] STEIN V. et RUBINO P., The Billiard Encyclopedia. An Illustrated History of the Sport. Balkline Press Inc., New York, Etats-Unis, 2008.
    [5] Madame CAMPAN, Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette. Ed. Mongie Aîné, Paris, France, 1822, Tome 1, page 283.
    [6] GELLI Jacopo, Il biliardo. Ed. Hoepli, Milan, Italie, 1906, page 86.
    [7] Musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, France.

    (*) L'identification de cette masse en deux parties est basée sur la forme de sa tête, l'angle de fixation du manche (voir photo de droite) et William Hendricks' History of Billiards. Ed. Hendricks, Roxana, U.S.A., 1974.
    (**) Notons que André-Charles Boulle (1642-1732), élevé au rang de Premier ébéniste de Louis XIV, n'était pas soumis à cette restriction.
    (***) Voir Section Livres F. Catalogues.
    (****) Ces queues sont également montrées dans le catalogue Gobin Frères (Bagnolet, France) de 1912 (***).

    Crédits:

    [i] British Museum, London.
    [ii] Source gallica.bnf.fr / BnF.
    [iii]
    Copyright: Musée des Beaux-arts de Rennes - Jean-manuel Salingue.
    [iv] WahooArt.com.
    [v] National Gallery of Art, Washington, D.C.
    [vi] Unknown authorUnknown author, Public domain, via Wikimedia Commons.

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